1er novembre 1999. Gaspard Delanoë, Kalex et Bruno Dumont entrent illégalement au 59 rue de Rivoli, un immeuble haussmannien à 500 m de l’Hôtel de Ville, laissé vacant depuis 8 ans par le Crédit lyonnais. 20 ans plus tard, que reste-t-il de l’esprit du 59 Rivoli et des lieux alternatifs de Paris ?
L’association Co-Arter et, entres autres, le Théâtre de Verre, le collectif Curry Vavart, la Petite Roquette, Les Petites Maisons, le Château Landon, Landy Sauvage ou encore l’illustre 59… Paris a longtemps été le hot spot du mouvement alternatif en Europe. Jusqu’à aujourd’hui ? C’est ce qu’observe Gaspard Delanoë, qui estime que « l’ambiance est fortement en train de changer. Le soutien de la Mairie de Paris flanche totalement ».
État des lieux des dernières adresses de la capitale à proposer un espace de vie alternatif et de création libre.
Au-delà du squat
Plus que des endroits « underground » où s’encanailler dans l’ombre, les lieux alternatifs de Paris sont aussi et surtout de véritables viviers de création, où toutes les idées sont permises. « Les lieux autogérés comme le nôtre sont les derniers endroits accessibles à tous. Où l’imagination et les idées sont laissés à leur libre court. On ouvre des possibilités que le schéma classique n’offre pas forcément » détaille Henri, habitant du lieu autogéré les Petites Maisons à Paris 12e, sous le joug d’une expulsion par la RIVP depuis l’été 2020.
À sa gauche, Morgane raconte comment leur squat rue Mousset-Robert a permis de faire vivre tout un éco-système solidaire pendant plusieurs années, notamment en cette période de crise sanitaire. « J’ai organisé des maraudes en faveur des plus démunis lors du premier confinement. Sans le lieu, je n’aurais pas trouvé la motivation, l’aide et l’espace de stockage nécessaires ».
À l’instar des Petites Maisons, aujourd’hui une dizaine de squats artistiques servent d’espace de création pour artistes n’arrivant plus, ni à travailler ni se à loger dans la capitale, de lieux de répétitions pour diverses troupes, salles de classes à la faveur des migrants ou encore accueil des plus démunis et/ou parisiens en mal de logement. S’ils sont majoritairement ouverts et tenus par des associations (de) passionné.e.s, ces espaces restent avant tout le fruit de recherches acharnées.
Hélas, toutes ces fenêtres ouvertes sur un autre monde possible seraient en voie de disparition. Selon Gaspard Delanoë, « la Ville de Paris est sur une pente descendante en ce qui concerne les lieux alternatifs ».
La fin d’un cycle ?
« Tout début 2000, le mouvement alternatif parisien était bouillonnant. Il y avait des ouvertures un peu partout » se souvient l’artiste à l’origine du 59Rivoli. « Les circonstances ont fait que le lieu est devenu ce qu’il est encore aujourd’hui : en 2001 la mairie de Paris passe à gauche. Bertrand Delanoë tient ses promesses de campagne, rachète l’immeuble, le rénove. Mettre 9 millions d’euros pour un squat, c’est un pari risqué, mais réussi puisque nous sommes toujours ouverts aujourd’hui. On n’aurait jamais imaginé que le lieu soit encore debout 20 ans plus tard ! ». Si l’histoire du 59 met du baume au cœur, d’autre squats n’ont pas connu la même happy end.
Les fins annoncées ou amorcées du Théâtre de Verre, de Landy Sauvage à Saint-Denis, des Petites Maisons dans le 12e, du Cinéma La Clef dans le 5e sont pour GD « un signe très mauvais » du changement de politique culturelle de la Mairie de Paris. Pour lui, Carine Rolland, qui succède à Frédéric Hocquard et Christophe Girard « se désintéresse totalement du sujet et reste muette vis-à-vis des lieux alternatifs ». Contactée, elle n’a pas donné suite à nos demandes d’interviews.
Une période spéciale et un renouveau attendu
« J’ai l’impression que les prochaines élections présidentielles remettent la lumière sur les squats et squatteurs. Malheureusement, leurs approches peuvent créer des amalgames entre nos lieux alternatifs et espaces de non droits » observe Morgane.
En plus de cette vitrine délétère, « la Ville de Paris semble se tourner de plus en plus vers une politique de gentrification de la culture, via des projets associatifs institutionnalisés type Plateau Urbain (Le Génie d’Alex), Aurore (Les Grands Voisins) ou Yes we Camp (Les Groues). Ça n’a rien à voir avec nos petites assos 1901, on ne joue pas dans même cours » se désole GD.
Ces trois entités, qui font régulièrement vivre et vibrer de grands ensembles vacants à Paris et périphérie, joueraient ainsi un rôle similaire aux lieux alternatifs, c’est-à-dire « la mise à disposition d’espaces vacants pour des acteurs culturels, associatifs, et de l’économie sociale et solidaire » peut-on lire par exemple sur le site de Plateau Urbain.
« L’occupation de lieux par ces 3 incontournables de la vie culturelle parisienne donnent lieu à des rencontres, évènements, restos, braderies solidaires et autres projets qu’il serait dommage d’occulter sous prétexte qu’ils sont dans les petits papiers de la mairie » alerte Pauline, grande amatrice de lieux alternatifs parisiens.
Pour GD, leur attribuer les espaces vacants n’est ni plus ni moins « qu’une tentative de garder le contrôle sur la bonne culture ». Guillaume, médiateur culturel freelance est encore plus critique : « Ils s’écartent de l’esprit de petits collectifs et gèrent les espaces vacants qu’on leur attribue, comme des multinationales bureaucratiques, en proposant des espaces payants et encore trop chers. Le tout en privilégiant de l’événementiel de grande marque plutôt que la promotion de projet émergents ».
Résultat ? « On va à nouveau écarter les artistes émergents ». Le risque ? « Faire de Paris une ville musée, d’artistes morts où les jeunes subissent un exil forcé » redoute l’instigateur du 59Rivoli, où créent et se croisent depuis 20 ans des milliers d’artistes dans 30 ateliers différents.
Pour Henri des Petites Maisons dans le 12e, tout n’est pour autant pas à jeter dans la récupération de lieux par les institutions privées ou publiques. Il fait notamment référence à la réhabilitation de la Résidence « Mouzaïa » (ex-squat Le Bloc), par la RIVP, après leur occupation du bâtiment brutaliste entre 2012 et 2013. « Nous avons mis la lumière sur un bâtiment inoccupé, devenu aujourd’hui un centre d’hébergement, ateliers d’artistes et logements étudiants… Ils ont même gardé certaines de nos œuvres, c’est bien ».
Résignés quant à leur départ du 12e, les habitants restent pour autant ambitieux : « C’est le propre d’un monde créatif, précurseur et engagé que de se renouveler. De développer une forme de résilience lorsque le vent tourne. Nos modèles ont vécu, ont influencé et ont dépassé nos propres frontières. Ils sont sans cesse remis en question. À nous aujourd’hui de nous réinventer ; nous y travaillons et avons déjà pas mal de pistes ».
Rendez-vous dans 20 ans.