Débris : le chaos à la lueur d’une boule à facettes, au théâtre de la Reine blanche

L’enfance est parfois un naufrage malheureux et délétère que l’on peut transformer en somptueux spectacle tragi-comique.

Être prêt

« Attention », m’a prévenue mon amie comédienne alors que, vacillante, je fendais le froid glacial de janvier pour aller voir Débris au Théâtre de la Reine Blanche. « Les pièces de Dennis Kelly sont souvent mal jouées en France, car mal traduites. C’est un hit or miss, comme on dit ».

Je n’avais rien vu, de Kelly. Rien lu non plus.

C’est donc vierge et nue que je me suis abandonnée à la petite salle pleine du théâtre à la frontière entre les 18e et 19e arrondissements.

Quand je suis entrée, les deux comédiens dévisageaient les spectateurs d’un air étrange sans que l’on sache très bien si cela faisait partie du spectacle.

« Vous êtes prêts ? », a finalement lancé l’un d’eux (Julien Kosellek), survêtement 80’s sur corps long et marcel et cheveux gominés.

« On va commencer par la fin », a-t-il prévenu. 

Et la fin, pour bien commencer, c’était l’histoire de la crucifixion de son père. L’homme (se prenant pour Jésus) avait un jour décidé de s’attacher sur une grande croix, entre son salon et celui du voisin. C’est l’adolescent de 16 ans qui, rentrant du collège, avait dû décrocher les mains clouées du suicidé raté. Raté, vraiment ? Le géniteur avait un air, quoi, (trop) bizarre pour s’être loupé. « En tout cas, ce n’était pas l’air d’un suicidé, pas celui de quelqu’un qui voulait mourir », assure le fils. 

Étrange, vous trouvez ?

Il manque fantasmagorique, absurde, noir, poétique, beau, comme l’est Viktoria Kozlova, l’actrice qui campe le rôle de Michelle.

Après avoir dansé son âme sur un tube des années 80, c’est elle, la sœur de Michael, sandales de plage roses à paillettes aux pieds et veste en jean manche courtes, qui se pose pour prendre la parole.

Dans cette histoire-ci, il est question de la mort aussi (toujours), celle de leur mère cette fois, décédée prématurément à cause d’un os de poulet coincé dans la gorge. Le père avait dû alors choisir qui des deux (de la mère en gestation ou de la fille gestée) il allait sauver.

« Ils m’ont choisi moi, et on peut dire, oui, que c’était émouvant », se souvient Michelle, apathique. La phrase est aussi drôle que la façon qu’elle a de la prononcer. 

© Romain Kosellek

Réalité flouée ?

Mais se souvient-elle vraiment ? Ces histoires ont-elles existé ? L’enfance est-elle si romanesque ?

Qu’importe. Dans ces souvenirs fragmentés, contés plus que racontés, l’important n’est pas de savoir si tout cela est vrai, si monsieur Smart-and-Smile, pédophile sadique et fortuné, a vraiment failli adopter le frère et la sœur pour en faire des esclaves sexuels, ou encore si Débris, bébé trouvé dans les poubelles, aurait pu les ramener à l’amour.   

Non : c’est la prise de parole qui compte, le fait de dire, tout court, quoi que ce soit, pourvu que ce fut quelque chose.

Et si les souvenirs se contredisent, c’est qu’ils sont comme le théâtre : ils aident à se réinventer.

Dans ce jeu de noirceur et de lumières, le désespoir se perd dans les faisceaux des boules à facettes. Les cris qu’on n’a pas poussés, eux, se transforment en karaoké, la vie est alors une grande boom de chagrin euphorique, et c’est quoi, un hit ?

Au moins.

Débris, de Julien Kosellek et Viktoria Kozlova
Du 25 janvier au 6 février 2022
Théâtre de la Reine blanche
2 bis Passage Ruelle, Paris 18e
Réservations

Photos : © Romain Kosellek